La guerre en Yougoslavie a commencé quand ont cessé les efforts diplomatiques des conférences de Rambouillet et de Paris. Mais pourquoi et comment ces négociations ont-elles échoué ?
1. La situation de guerre civile au Kosovo, endémique depuis vingt ans, s’est aggravée depuis la suppression du statut d’autonomie de cette province par le pouvoir serbe (1989). Elle a pris un tour dramatique après la radicalisation de la résistance kosovare et la montée en puissance, entre 1996 et 1998, de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), groupe d’inspiration marxiste prônant l’action violente et souhaitant ouvertement le rattachement du Kosovo à une Grande Albanie. La multiplication des actions terroristes et l’intensification de leur brutale répression ont peu à peu abouti à une guerre ouverte entre la majorité albanaise du Kosovo, poussée à l’extrémisme, et la minorité serbe, en butte à des persécutions de plus en plus violentes. La diplomatie américaine, déjà active en Bosnie, a saisi l’occasion pour dresser, à partir de l’été 1998, l’ébauche d’un plan de paix dont la caractéristique saillante était, outre l’autonomie substantielle du Kosovo, la présence de l’Otan dans la province comme seule force de contrôle de l’application d’éventuels accords de paix. Ce plan, conçu par Richard Holbrooke (médiateur américain en Yougoslavie) et son assistant Roger Hill, a été publié dès le mois de février 1999 dans le quotidien kosovar Koha Ditoré. Il devait servir de base aux « négociations » de Rambouillet.
2. Le Groupe de contact (ministres des Affaires étrangères des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et de la Russie) a décidé à Londres, le 29 janvier 1999, d’imposer aux deux parties une solution politique et diplomatique à la crise en les convoquant à Rambouillet une semaine plus tard. Le président du Conseil de sécurité des Nations-Unies a affirmé ce même jour la nécessité de la « reconnaissance des droits légitimes des Albanais kosovars » et « son attachement à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la RFY ». Dès le lendemain (30 janvier 1999), le Conseil de l’Otan avertit dans un communiqué que « le Secrétaire général de l’Otan pouvait autoriser des frappes aériennes contre des objectifs situés sur le territoire de la RFY ». Le spectre de la guerre est donc brandi avant même le début des « négociations ». En réalité, l’Otan a commencé à envisager et à planifier une éventuelle action militaire en RFY dès l’été 1998. On notera que dans le même communiqué, l’Otan annonce que sa « stratégie consiste à mettre fin à la violence […] prévenant ainsi une catastrophe humanitaire ». La catastrophe est donc annoncée dès le 30 janvier 1999, mais les porte-parole de l’Alliance feront mine de la découvrir le 28 mars, alors que leur frappe a déjà permis ou provoqué l’exode massif des Kosovars. A ce stade de la « négociation » de Rambouillet, nous sommes déjà dans une situation de non-droit : les articles 51 et 52 de la Convention de Vienne sur les lois et traités (1980) interdisent l’usage de la coercition ou de la force pour obliger un Etat souverain à signer un traité ou un accord. Or, les déclarations de l’Otan comme celles de Madeleine Albright constituent des menaces non voilées à l’encontre de la délégation serbe. Leur principal effet sera d’empêcher toute négociation véritable et d’accélérer la marche vers la guerre.
3. La conférence de Rambouillet s’ouvre le samedi 6 février 1999. Dans son discours d’introduction, le ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, reconnaît que la violence « a fini par s’imposer dans les deux camps » — affirmation qui contredit la fable ultérieure d’une barbarie unilatérale de la part des Serbes. Les « négociations » de Rambouillet vont d’abord porter sur le volet politique de l’accord. A la surprise générale, ce sont les Serbes qui en acceptent d’emblée les points essentiels : cessez-le-feu bilatéral, accord pacifique entre les adversaires, reconnaissance des droits linguistiques, religieux et culturels de toutes les minorités du Kosovo, amnistie et libération des prisonniers politiques, intégrité territoriale de la RFY, période transitoire de 3 ans afin de déterminer démocratiquement le nouveau statut du Kosovo, renonciation aux poursuites judiciaires à l’exception des crimes de guerre et crimes contre l’humanité, etc. Cet accord serbe sur le volet politique constituait déjà en soi une avancée considérable.
4. La position de la délégation kosovare est au contraire négative. Au sein de cette délégation, le leader modéré Ibrahim Rugova, seul représentant démocratiquement élu des Kosovars, est marginalisé au profit des extrémistes de l’UCK, notamment Hacim Thaçi, qui s’autoproclamera quelques semaines plus tard chef du « gouvernement provisoire » du Kosovo, avec l’appui des Américains. A Rambouillet, les membres de l’UCK réclament que le « droit à l’indépendance » du Kosovo soit explicitement reconnu, ce que le Groupe de contact n’avait jamais envisagé. Et pour cause : la reconnaissance d’une telle revendication reviendrait à briser à l’avance tout accord avec la délégation serbe et à ouvrir une nouvelle ère de conflit en RFY, chaque groupe ethnique se voyant encouragé par un tel précédent à faire sécession (Serbes et Croates de Bosnie, Alabanais de Macédoine et du Monténégro, Hongrois de Voïvodine, etc.). Alors que le président serbe Milan Milutinovic réclame à plusieurs reprises que les Kosovars acceptent préalablement le volet politique fixé par le Groupe de contact, ceux-ci restent intransigeants jusqu’à la dernière minute de la « négociation ». L’accord politique sera finalement obtenu in extremis le 23 février 1999, suite à la forte pression de Madeleine Albright sur la délégation kosovare. Celle-ci réclame un délai supplémentaire — sous le prétexte de soumettre l’accord à son peuple — et les parties se donnent rendez-vous à Paris le 15 mars suivant, pour signer un accord définitif incluant les modalités d’application.
5. En réalité, les Kosovars ont accepté de reconnaître le volet politique de l’accord dans la seule mesure où ils savaient que son volet militaire serait inacceptable pour les Serbes. Car les Etats-Unis ne veulent pas seulement la paix : ils exigent avant tout que cette paix soit garantie par l’Otan. Javier Solana le rappelle douceureusement dans un communiqué du 19 février 1999 : « L’Alliance est disposée, lorsque les deux parties l’auront accepté, à diriger une force de maintien de la paix […] afin de mettre en œuvre et d’appliquer les aspects militaires d’un accord provisoire ». Madeleine Albright l’affirme beaucoup plus crûment à Rambouillet, le 21 février 1999 : « Le position des Etats-Unis est que cette force [de contrôle du plan de paix] doit être sous commandement de l’Otan. C’est le fondement du projet d’accord ». Lorsque le consensus sur le volet politique se dégage finalement le 23 février 1999, la même Madeleine Albright s’empresse de préciser que les Serbes « ne se sont pas engagés sur le volet concernant la sécurité […] Ce qu’ils ont accepté, c’est que le Kosovo doit bénéficier de l’autonomie ». Une telle concession, déjà énorme en regard de 10 ans de restriction du droit des minorités par Belgrade, n’était visiblement pas l’essentiel aux yeux des États-Unis. Pendant toute la durée des « négociations », ceux-ci ont en fait multiplié les pressions à l’égard de la RFY. Le 17 février, un communiqué de l’Otan annonce la mise en place d’un « plan d’opération » au Kosovo et le 18 février, le général Westley Clark détaille à la presse ces futures opérations : bombardement de la Serbie par « des missiles Tomahahk lancé depuis des navires basés en Adriatique », puis « campagne aériennes permanente ». Nous sommes encore en pleine « négociation », et l’Amérique explique déjà par le menu ses futures opérations militaires… Dès la fin du mois de février, l’OSCE commence d’ailleurs à évacuer son personnel d’observation. La comédie de Rambouillet se poursuivra encore quelques semaines à Paris, mais les dés sont jetés : l’Amérique veut la guerre.
6. Le 15 mars, lorsque commencent la conférence de Paris en vue de fixer la mise en œuvre du volet politique décidé à Rambouillet, le ton a changé. Les Kosovars, jusqu’alors réticents, acceptent d’emblée le volet politique et le volet militaire, plaçant ainsi la pression sur la délégation serbe. Hubert Védrine, dans une conférence de presse commune avec son homologue anglais Robin Cook, se fait soudain plus pressant : « Les responsables yougoslaves sont maintenant au pied du mur […] Il n’y a pas d’accord s’il n’y a pas de garantie de mise en œuvre ». Le revirement des Kosovars, réticents à Rambouillet et dociles à Paris, s’explique par les garanties que leur ont données les Américains. Entre le 29 février et le 15 mars, l’UCK n’a pas tant consulté son peuple que ses protecteurs américains : elle a rencontré le sénateur Robert Dole en Albanie et plusieurs officiels américains à Washington. Les Etats-Unis se sont alors engagés sur plusieurs points essentiels : exclusion des armes individuelles dans le désarmement des belligérants du Kosovo (ce qui revient à laisser quasi-intact le potentiel de nuisance de l’UCK), accélération du processus électoral dans la province (afin que l’UCK, en cours de transformation en force politique, profite de sa popularité fraîchement acquise qui risquait de retomber en cas de solution pacifique), possibilité d’envisager l’indépendance au terme de la période transitoire de trois ans. Le chapitre 8 (art. 1, al. 3) du Traité de Rambouillet affirme ainsi : « Trois ans après l’entrée en force de cet accord, une réunion internationale sera convoqué pour déterminer un statut définitif du Kosovo, sur la base de la volonté populaire, de l’opinion des autorités en place, des efforts consentis par chaque partie en regard du présent accord et des accords d’Helsinki ».
7. Si les Kosovars acceptent l’accord le 15 mars, les Serbes en refusent toujours le volet militaire. Leur position ne constitue nullement un « revirement », comme on l’a prétendu : elle est inchangée depuis Rambouillet. Dès la conclusion positive des pourparlers le 23 février, la délégation serbe avait annoncé qu’elle souhaitait « discuter de l’étendue et du caractère d’une présence internationale au Kosovo ». Il n’y a pas alors d’opposition de principe à un contrôle de la mise en œuvre des accords. Dans les conclusions optimistes des ministres du Groupe de contact publiées le même jour, il est évoqué une « présence civile militaire et internationale invitée au Kosovo » sans que l’Otan soit explicitement mentionnée. Entretemps, les Américains ont imposé leurs vues à des Européens divisés et à des Russes marginalisés. Le chapitre 7 du Traité de Rambouillet stipule dans son article 1 que l’Otan est la seule force militaire à laquelle les parties peuvent faire appel en cas de litige et que toute autre troupe internationale présente au Kosovo sera soumise au commandement de l’Otan (ce qui exclut l’OSCE, les casques bleus de l’Onu et les Russes, dont le représentant au Groupe de contact n’a d'ailleurs jamais entériné ce point). L’article 8 du même chapitre (al. 4) précise que la Conseil de l’Atlantique Nord peut à l’avenir prendre toute nouvelle directive jugée utile à la bonne application de l’accord, les parties devant s’y soumettre à l’avance. L’appendice B du même Traité explique enfin en détail le statut de la force militaire multinationale de mise en œuvre des accords. On y lit à l’article 8 : « Le personnel de l’Otan, ses véhicules, vaisseaux, avions et équipements devront bénéficier d’un passage libre et sans restriction à travers la RFY et d’un accès sans entrave à son espace aérien et fluvial. Cela inclut, sans s’y limiter, le droit de bivouac, de manœuvre, de cantonnement et d’utilisation des aires ou des facilités nécessaires pour le soutien, l’entraînement et les opérations ». L’article 10 précise encore : « Les autorités de la RFY devront faciliter, en lui accordant la priorité et en utilisant tous les moyens appropriés, tous les mouvements de personnel, de véhicule, de vaisseaux, d’avions, d’équipement et de ravitaillement, à travers ou dans l’espace aérien, les ports, les aéroports et les routes ». Ces conditions exorbitantes transforment la force de contrôle des accords en une véritable armée d’occupation pouvant agir à son gré dans l’ensemble de la RFY. Aucun Etat souverain n’aurait accepté un tel diktat. Depuis que la Tageszeitung l’a publié en Allemagne (6 avril), suivie par L’Humanité Hebdo en France (30 avril), ce volet militaire a étrangement disparu des sites internet de l’Alliance et de l’UCK, où il figurait auparavant…
8. Le 22 mars, une courte déclaration de MM. Védrine et Cook met officiellement fin à la voie diplomatique. Les ministres des Affaires étrangères mentent à cette occasion grossièrement en affirmant que « la délégation yougoslave a tenté de remettre en cause les accords de Rambouillet », alors que l’accord sur le volet politique — seule décision effective de Rambouillet — n’a jamais été renié par les Serbes. Mais peu importe : l’Otan finalise déjà le déclenchement d’une guerre dont les préparatifs ont commencé un an plus tôt. Dans le camp occidental, l’information cède la place à une propagande que nous subissons encore.
(Les citations de ce texte proviennent de dépêches AFP ou Reuter.)